L’homme le plus détesté de l’île s’est finalement résigné à lâcher prise. Après treize jours de manifestations massives et ininterrompues dans les rues de la capitale portoricaine, San Juan, le gouverneur, Ricardo Rossello, a annoncé, mercredi 24 juillet, qu’il mettrait fin à son mandat la semaine prochaine, « le 2 août, à 17 heures ».
Dans une courte vidéo diffusée par le gouvernement, le plus jeune dirigeant jamais élu de l’histoire de cette enclave des Etats-Unis a dit « espérer que sa décision sera un appel à la réconciliation citoyenne », ajoutant que la ministre de la justice, Wanda Vazquez, elle-même sous le feu des critiques, lui succéderait temporairement. Un poste normalement dévolu au ministre de l’intérieur, d’après la Constitution de Porto Rico, mais celui-ci, Luis Rivera Marin, s’est aussi vu dans l’obligation de quitter ses fonctions mi-juillet, au tout début de ce scandale hors norme.
Les Portoricains ont célébré, jeudi, cette annonce. Menés par les rappeurs Residente et Bad Bunny juchés sur un camion à l’avant du cortège, plusieurs centaines de manifestants se sont rassemblés à San Juan pour fêter leur victoire.
Autour d’eux, la foule en liesse brandissait des drapeaux aux couleurs de l’île et des pancartes reprenant le slogan « Ricky démission », réclamant un changement de gouvernement. « Les gens qui sont au gouvernement et qui sont associés à Ricardo Rossello doivent partir », a lancé Residente, de son vrai nom René Pérez.
Avalanche d’insultes sexistes et homophobes
Le point de départ de l’affaire remonte au 13 juillet, lorsque le Centre de journalisme d’investigation (Centro de periodismo investigativo, CPI), une plate-forme portoricaine de médias indépendante, décide de rendre public 889 pages de discussions sur l’application cryptée Telegram, entre le gouverneur et onze de ses collaborateurs et membres de son administration.
Les propos que M. Rossello tient dans ces échanges sont une avalanche d’insultes sexistes et homophobes envers des femmes et hommes politiques, des personnalités publiques, envers, également, des victimes de l’ouragan Maria, qui a ravagé l’île le 20 septembre 2017. Le ton utilisé, l’arrogance affichée et la suffisance exprimée par le gouverneur ont tôt fait de ternir son image déjà largement écornée par une administration accusée de corruption et de détournement de fonds. Le chanteur Ricky Martin, homosexuel et visé personnellement par les moqueries, est rapidement devenu le porte-parole du mouvement de protestation, aux côtés du rappeur Bad Bunny et du célèbre duo du titre Despacito, Daddy Yankee et Luis Fonsi.
Le 23, une manifestation monstre a réuni plus de 500 000 personnes à San Juan, un sixième de la population totale de l’île.
Devant l’ampleur de la contestation et dans l’espoir d’apaiser la colère de la rue, M. Rossello a annoncé le 21 juillet qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat. Peine perdue. Le lendemain, des mandats de perquisition sont émis contre lui et ses collaborateurs pour donner aux enquêteurs l’accès à leurs téléphones portables. Le 23, une manifestation monstre réunit plus de 500 000 personnes à San Juan, un sixième de la population totale de l’île.
Comment en est-on arrivé là ? Les soupçons de corruption au sein du gouvernement n’ont rien de nouveau à Porto Rico. Mais les transcriptions des conversations publiées par le CPI, décrivant un gouverneur au comportement d’enfant gâté, vindicatif et entouré d’une élite politique tournée exclusivement sur elle-même, ont déclenché une vague de rejet inégalée de la part d’une population meurtrie par des années d’austérité, de crise économique et de dévastations cycloniques.
Elu en 2016, à 37 ans, par une petite majorité d’électeurs contre quatre autres candidats, M. Rossello était un scientifique bon teint, peu expérimenté sur le plan professionnel, mais qui promettait de résoudre les problèmes financiers de l’île. Son cheval de bataille était de réaliser l’accession de Porto Rico au rang de 51e Etat des Etats-Unis dans les cinq prochaines années. A la tête du Nouveau Parti progressiste (Partido nuevo progresista, PNP, annexionniste), élu sous le slogan « Le rattachement résout la crise », il s’est empressé d’organiser, six mois à peine après son entrée en fonction, en juin 2017, un référendum non contraignant, pour Washington, sur le statut de l’archipel. Le cinquième depuis les années 1960, qu’il a remporté avec 97 % des voix. Un raz-de-marée douché par le boycott de l’opposition et un taux de participation de 22,7 %.
Ouragan Maria : une gestion de crise catastrophique
Issu d’une famille de politiciens connue mais controversée – son père, Pedro, élu deux fois gouverneur de 1993 à 2001, a vu plusieurs membres de son équipe inculpés pour corruption –, M. Rossello avait promis l’instauration d’une administration « propre ». Après son élection, le jeune élu s’est rapidement heurté au Conseil de contrôle fiscal, imposé par le Congrès américain et l’administration Obama en 2016 pour redresser les finances d’une île affectée par une dette écrasante de 70 milliards de dollars (125 milliards si l’on y ajoute les retraites). Des voix se sont alors émues pour critiquer le double jeu d’un gouverneur dénonçant d’un côté en public le Conseil tout en négociant avec lui en coulisses.
La gestion de la crise provoquée par l’ouragan Maria aura été le point de bascule. Les secours ont été dépassés et la réponse des autorités immédiatement critiquée. Les procès en incompétence se sont multipliés et les polémiques, amplifiées. Longtemps minoré par les autorités, le nombre de morts s’est au final élevé à plus de 3 000 décès selon les décomptes locaux. Il aura fallu un an avant que M. Rossello lance une enquête sur le bilan des victimes, d’abord évalué à quelques dizaines. Il n’a pas non plus réagi lorsque des agents du FBI ont mis le doigt sur des détournements de fonds de l’aide américaine destinée à la reconstruction des infrastructures. Des travaux dont le montant total est estimé à 94,4 milliards de dollars (85 milliards d’euros).
L’épisode des messages Telegram aura été la goutte d’eau de trop. A peine sa démission annoncée, des milliers de Portoricains ont laissé éclater leur joie dans les principales villes de l’île, jusque tard dans la nuit.
Un statut flou d’« Etat libre associé »
Malgré plusieurs référendums organisés à Porto Rico plébiscitant le statut d’Etat américain pour ce territoire – le dernier ayant eu lieu en juin –, l’île n’est qu’un « Etat libre associé » depuis les années 1950.
Concrètement, ses relations avec les Etats-Unis sont complexes. Les Portoricains ne paient pas d’impôts fédéraux, mais ils contribuent à la Sécurité sociale, au système Medicare (assurance santé pour les plus de 65 ans, notamment) et paient les taxes à l’import et à l’export. En outre, l’intégralité des amendements de la Constitution ne s’applique pas à Porto Rico.
Les Portoricains, des citoyens américains
Les 3,4 millions d’habitants nés à Porto Rico sont des citoyens américains, et ce depuis le Jones-Shafroth Act de 1917. Ils peuvent circuler librement dans les 50 autres Etats américains sans passeport et sont protégés par le Bill of Rights (les 10 premiers amendements de la Constitution) des Etats-Unis.
Mais, selon un sondage publié dans le New York Times, seuls 54 % des Américains savent que les habitants de Porto Rico sont des citoyens américains.
Le droit de vote seulement pour les primaires
La citoyenneté ne leur accorde pas pour autant le droit de vote aux élections nationales. Les Portoricains votent pour les primaires présidentielles destinées à désigner le candidat de chaque parti, mais ils n’ont pas de représentants dans le collège électoral. Leurs voix ne sont donc pas représentées lors de l’élection présidentielle.
Porto Rico a également un délégué à la Chambre des représentants – Jenniffer González-Colón –, mais il ne peut voter qu’en commission. Si Porto Rico était un Etat, étant donné sa population, deux sénateurs et cinq représentants portoricains devraient siéger au Congrès. Après le référendum de juin, le gouverneur de l’île, Ricardo Rosello, a désigné ces sept élus fictifs pour qu’ils aillent réclamer leur siège à Washington. Jusque-là, le Congrès n’a pas accepté.
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